Exorde : Je ne cherche pas ici à promouvoir aucun système mais bien plutôt à apporter de la connaissance là où parfois l’ignorance règne. Ici, c’est le débat sur « Le système à mettre en place » afin de bien vivre. Terne débat que je tente de revitaliser en montrant simplement d’autres possibles. Au capitalisme patriarcal et violent existe d’autres alternatives qu’un communisme de parti tout aussi violent et patriarcal (à nuancer avec le communisme de conseil, nuance qu’il sera nécessaire de discuter à l’avenir).
Bonjour Francis Dupuis-Déri, j’aimerai commencer par cet extrait de La science moderne et l’anarchie de Pierre Kropotkine (1842-1921, penseur de l’anarchisme) qui me semble être une base pour définir ce que sont les anarchistes: « 5e tout temps[…] jusqu’à nos jours, il y a eu des individus et des courants de pensées et d’action qui cherchaient – non pas à remplacer une autorité par une autre, mais à démolir l’autorité qui s’était greffée sur les institutions populaires – sans en créer une autre à sa place. Ils proclamaient la souveraineté de l’individu et du peuple, et ils cherchaient à affranchir les institutions populaires des surcroissances autoritaires, afin de pouvoir rendre à l’esprit collectif des masses sa pleine liberté ». Cette définition est-elle juste et complète, selon toi ?
Ça tombe bien, car Kropotkine me semble l’auteur anarchiste «classique» le plus inspirant, même si je lis avec plaisir et intérêt Emma Goldman, Bakounine et Élisée Reclus, entre autres. S’il faut proposer une définition des anarchistes, celle-ci n’est pas si mauvaise. On y retrouve de manière sous-entendue une idée que porte aussi Errico Malatesta et Charlotte Wilson, entre autres, à savoir qu’il y a dans l’histoire humaine une lutte permanente entre le principe de domination et celui d’autonomie (individuelle et collective). Les peuples ou les communautés ont bien évidemment la capacité de s’auto-gouverner, ce qu’a bien rappelé Kropotkine dans son livre L’Entraide : un facteur de l’évolution. Les systèmes ou institutions de domination, d’oppression et d’appropriation (dépossession, exploitation, etc.) s’arriment à ces communautés, en détruisent la structure organisationnelle et cherchent à laminer la volonté d’autonomie.
Cette lutte entre ces deux principes est sans fin, puisqu’ils représentent des forces antinomiques traversant chaque individu et chaque communauté. Il y a là les éléments de base pour une théorie anarchiste de l’histoire, qui pourrait assez aisément s’articuler avec celle de la lutte des classes.
Même les courants politiques qui prétendent vouloir l’émancipation de l’humanité ne sont pas exempts de cette tension entre domination et autonomie, d’où l’opposition meurtrière dans le mouvement ouvrier entre une tendance autoritaire et une tendance libertaire, d’où le choc en Russie en 1917 entre l’élite du Parti communiste bureaucratisé et les Conseils ouvriers, ou Soviets. Mais les anarchistes et d’autres mouvements, comme le féminisme radical, ont conscience que même les milieux les plus égalitaristes peuvent être traversés par des individus ou des courants cherchant à imposer leur domination, d’où l’importance souvent accordée aux rituels et procédures délibératives qui doivent permettre, en principes, de limiter les inégalités de pouvoir dans ces réseaux.
Kropotkine, tout particulièrement dans La science moderne et l’anarchie, apparaît donc trop optimiste quand il parle de l’avenir et du siècle à venir, qu’il dépeint comme l’ère de l’anarchie enfin réalisée. Or le XXe siècle n’a pas été celui de l’anarchie, mais bien celui de l’étatisme : toute la planète est maintenant sous le contrôle d’États et le XXe siècle a apporté la démonstration que l’État est le système ou l’institution qui a la plus terrible capacité de destruction : colonialisme et impérialisme, multiple guerres, dont deux «mondiales», des génocides, sans oublier les arsenaux d’armes nucléaires, toujours là même si on tend à les oublier depuis la fin de la guerre froide (il y aurait présentement environ 16 000 bombes atomiques : en prenant une carte du monde, on peine à trouver autant de cibles pour de telles armes…).
J’ai l’impression cependant que l’opinion générale, la doxa, s’arrête au terme « démolir » et voit dans l’anarchisme un mouvement négatif sans propositions positives. Partages-tu cette impression et comment s’explique-t-elle ?
C’est que l’anarchisme est la seule idéologie ou le seul mouvement social qui propose une critique radicale de tous les systèmes de domination, de toutes les institutions hiérarchiques. Résultat : l’anarchisme a beaucoup d’ennemis ! Et ces ennemis n’ont pas d’intérêt à comprendre que l’anarchisme n’est pas seulement une critique (sa force négative), mais qu’il s’agit aussi d’une proposition philosophique et politique (sa force positive). Il est aussi vrai que l’anarchisme aime jouer la provocation, l’irrévérence. Et plusieurs s’accrochent encore à l’image du poseur de bombe de la fin du XIXe siècle, ou à celle plus actuelle du Black Bloc qui fracasse des vitrines de banques. Enfin, toute notre socialisation et notre éducation et toute l’information officielle nous poussent à croire que sans hiérarchie et sans chef, nos sociétés ne pourraient fonctionner, et que l’anarchie est contraire à la «nature humaine». Bref, les anarchistes paraissent à beaucoup comme des extra-terrestres. Cela dit, l’anarchisme est aussi porteur d’une juste colère devant ce monde qu’il faut détruire. Je suis souvent surpris qu’il n’y ait pas plus de sabotage et d’émeutes, tant le monde dans lequel nous vivons est injuste, brutal et destructeur.
Dès sa définition, l’anarchie suscite des peurs comme l’absence de hiérarchie, l’absence de commandement. Est-ce que cela signifie pour autant absence d’ordre?
Un slogan veut que l’anarchie signifie tout simplement «l’ordre moins le pouvoir», puisque l’ordre est tout à fait possible sans domination. Les anarchistes du XIXe siècle ont longuement expliqué que la société s’organise et fonctionne très bien sans chefs, qu’il y a un ordre social possible sans domination ni coercition. Les anarchistes disaient alors que l’État et le capitalisme ont totalement désorganisé les sociétés, produit le chaos. Ce sont l’État et le capitalisme qui ont produit l’individualisme, en détruisant les communautés organiques du Moyen Age (communes, guildes, etc.), et qui nous ont inculqué l’impression que nous sommes tous et toutes en concurrence et que nous représentons une menace pour les autres, et vice-versa. Encore ici, il faut relire L’entraide de Kropotkine, mais aussi Le révolution, de Gustav Landauer.
Idéologiquement, le capitalisme se base sur la liberté d’entreprendre de chacun pour l’amélioration des conditions de vie de tous. On s’aperçoit aujourd’hui, Thomas Piketty le démontre d’ailleurs dans son livre Le Capital au XXIème siècle, que cette liberté d’entreprendre s’applique à un petit nombre pour améliorer les conditions de vie d’aucun sinon d’eux mêmes, au péril de l’immense majorité. En quoi un « système anarchiste » ou du moins anarchisant – qui prône aussi la liberté individuelle – est différent ?
L’anarchisme comme je le conçois considère que l’autonomie collective et la liberté individuelle sont indissociables, et que l’égalité est aussi importante que la liberté, tout comme la solidarité. Bref, rien à voir avec le libéralisme économique. Ce dernier prétend que les individus doivent être libres pour travailler ou investir le plus possible, car le but ultime reste toujours d’accroitre ses avoirs. Les anarchistes préfèrent être qu’avoir. Le travail et la propriété sont pensés du point de vue du commun et du partage, pas de l’individu et de l’appropriation individuelle. Pour plusieurs anarchistes, enfin, travailler le moins possible est un idéal, puisque l’anarchisme peut aussi être une forme d’hédonisme qui s’oppose au libéralisme glorifiant l’effort au travail et méprisant l’oisiveté, et les pauvres. Des anarchistes vont d’ailleurs faire référence à des sociétés pré-modernes, y compris en Occident, pour nous rappeler que dans l’histoire humaine, le travail n’a pas toujours occupé une place si lourde et qu’il faudrait penser l’émancipation politique et économique en référence au «temps libre» (et non une «société des loisirs» où tout est commercialisé et mis en spectacle).
Concernant les contestations et l’évolution des sociétés, quel est ton point de vue vis-à-vis de la théorie de Jeremy Riffkin selon laquelle le paradigme dominant n’est pas issu de la volonté humaine mais de la combinaison du mode de communication, de l’énergie et des transports?
J’avoue que je n’ai pas étudié attentivement cette théorie. Mais même s’il y a plusieurs facteurs influençant les choix de l’humanité, ils sont nécessairement le résultat de la volonté humaine… Cette volonté humaine, cela dit, n’est pas omnisciente et nos décisions sont donc nécessairement imparfaites puisque nous ne connaissons jamais tous les éléments permettant de comprendre les conséquences de nos décisions, sans compter que d’autres prennent des décisions qu’on ne peut prévoir et qui influenceront sur nos décisions. Et surtout, la question est de savoir qui prend les décisions et pour servir quels intérêts. C’est précisément ici que les anarchistes proposent une révolution politique radicale et originale. Qu’on arrête de nous promettre qu’une nouvelle élite remplace celle qui nous gouverne présentement, car la nouvelle saurait mieux défendre nos intérêts.
Il faut que les communautés locales, de travail, d’intérêts et d’affinités puissent être autonomes de prendre leurs propres décisions, et que nous mettions en place des réseaux ou des fédérations horizontales qui permettent de s’échanger de l’information et de se coordonner, mais sans domination.
Rien ne garanti que les décisions prises de manière autonome par «le peuple» soient toujours les bonnes, d’un point de vue moral, économique ou écologique, mais à tout le moins, ce sera ses décisions, ses erreurs. Et elles ne seront pas prises pour servir les intérêts des plus puissants, mais en prétendant toujours servir le bien commun ou l’intérêt national. «Mais comment prendre des décisions dans un monde si complexe ?», nous demande-t-on ? Bakounine, Bookchin et bien d’autres ont depuis longtemps répondu à cette question : le peuple assemblé peut en tout temps demander des conseils d’experts sur tel ou tel sujet. Mais pour rester autonome, le peuple assemblé doit pouvoir entendre plusieurs experts et comparer leurs conseils, et surtout ne pas laisser les experts prendre les décisions. D’ailleurs, plusieurs décisions qui nous sont présentées comme très complexes ne le sont pas réellement. Pour savoir si on veut ou non avoir recours à l’énergie nucléaire, nul besoin de connaître les théories sur la fission ou la fusion nucléaire, ni savoir comment techniquement construire un réacteur nucléaire. Pour savoir si on veut exploiter plus de ressources pétrolières, pas besoin de savoir comment fonctionne un moteur à explosion. Pour savoir si on veut que toute personne ait accès à des soins de santé, pas besoin d’être expert en cardiologie.
Lorsque je lis des auteurs anarchistes, comme Élisée Reclus, Louise Michel, Pierre Kropotkine, Mikhaïl Bakounine, nombre de leurs propositions ou idées sont aujourd’hui bien ancrées dans les mœurs ou avancée par des mouvements parfois bien éloignés politiquement de ces penseurs. Je parle notamment de la sécurité sociale, de l’égalité homme-femme, de la mixité et de l’universalité de l’éducation, de la suppression/suspension du service militaire, de l’abolition de la peine de mort, du travail des enfants etc… Ces idées ne semblent admises qu’après être récupérées par des personnalités plus « politiquement correctes », qu’en penses -tu ?
Oui, et c’est vrai aussi pour d’autres mouvements sociaux comme le féminisme. Plusieurs femmes hésitent aujourd’hui à se dire «féministe». Pourtant, elles sont probablement pour l’équité salariale, le droit de choisir leur domaine d’études et de travail, le droit de pouvoir librement se marier et divorcer et de pouvoir gérer leur argent un fois en couple avec un homme, d’avoir un compte en banque, de ne pas être obligée d’avoir des relations sexuelles selon la volonté de leur conjoint, etc. Bref, ce sont des féministes radicales qui s’ignorent ! De leur côté, les anarchistes ont en effet défendu à la fin du XIXe siècle des idées qui apparaissaient alors pour un républicain ou un libéral comme de la pure folie, alors qu’un républicain ou un libéral modéré les fait siennes aujourd’hui. Évidemment, les anarchistes ne sont pas parvenus par leurs seuls efforts à faire accepter ces idées, mais ils ont contribué de manière importante à ce qu’elles soient acceptées aujourd’hui, même si on ne leur reconnaît pas du tout cet héritage. On peut aisément imaginer que dans quelques dizaines ou centaines d’années, on se dira : «Ah ! finalement, les anarchistes et autres écologistes avaient raison de se mobiliser contre l’énergie nucléaire… Voilà encore un réacteur qui a une fuite et qui a bousillé des centaines de kilomètres carrés…». Après tout, il est tout de même incroyable que des républicains et des libéraux pensent aujourd’hui que le nucléaire soit une bonne idée, sans ce soucier de ces centaines de réacteurs en Europe et ailleurs qui devront être entretenus pendant des centaines d’années, et leurs déchets contaminés gérés pendant des milliers d’années. Évidemment, tout cela ne peut pas bien se terminer. De cela, les anarchistes et les écologistes sont aujourd’hui convaincus, mais on leur reproche de ne pas être raisonnables… Et je ne parle même pas ici des bombes atomiques…
Concernant le respect du vivant, l’absence de hiérarchie impose, étymologiquement du moins, que l’homme soit au même niveau que les animaux ou même que les plantes. Qu’en est-il en pratique ?
L’anarchisme n’est pas une doctrine, un courant de pensée homogène. Il y a des anarchistes écologistes, qui portent diverses propositions. Murray Bookchin a développé la thèse du «municipalisme libertaire», proposant une sorte de démocratie directe qui reste ouvertement anthropocentriste. Il s’agit de ramener la politique à une échelle humaine, avec des lieux de prise de décision collective au niveau local ou municipal. John Clark, un anarchiste écologiste spécialiste d’Élisée Reclus a été pendant un temps partisan du modèle de Bookchin, mais il lui reproche maintenant d’avoir été trop idéaliste et trop nord-américano-centriste. Des réseaux militants comme Earth First ! et Animal Liberation Front (ALF) sont antispécistes et proposent une conception biocentriste, replaçant donc l’humanité à égalité avec les autres formes de vie. Ces anarcho-écologistes se mobilisent de manière très dynamique sur la côte Ouest des Etats-Unis (le FBI les pourchasse pour «écoterrorisme»), diffusant des discours fondamentalement anticapitalistes et contre le «développement» économique tel qu’il est proposé par le libéralisme économique. Les animaux n’ont pas seulement des droits qui doivent être respectés, mais il faut les libérer de la domination et de l’exploitation que leur imposent les êtres humains. Les activistes d’ALF attaquent des laboratoires ou des sites de production de fourrure, pour libérer des animaux. De ce côté, on rappelle aussi que la domination des animaux par l’homme annonce la domination des hommes sur d’autres hommes. On le voit dans les objets comme le fouet, la chaine, la cage, toujours pensé avant tout pour dominer les animaux, et finalement utilisés aussi pour dominer des êtres humains. Déjà à la fin du XIXe siècle, des anarchistes comme Louise Michel et Élisée Reclus expliquaient avoir ressenti la révolte face à l’injustice d’abord en réaction aux mauvais traitement qu’on faisait subir à des animaux. Ce sentiment d’injustice a ensuite été transposé aux humains. On lira à ce sujet les textes sur le végétarisme, d’Élisée Reclus.
Finalement, de manière concrète, qu’est ce que l’anarchie et qui sont les anarchistes aujourd’hui?
L’anarchie aujourd’hui est portée comme projet par des organisations militantes qui se disent anarchistes. En France, on peut penser à la Fédération anarchiste et son journal, Le Monde libertaire, à la Radio-libertaire, à Alternative libertaire, aux syndicalistes de la CNT, et sans doute à quelques groupes antifascistes.
Il y a aussi des lieux où s’exprime l’anarchisme, comme des maisons d’édition, des librairies et des squats, ou encore des groupes de musique. En Occident, c’est sans doute en Grèce que les anarchistes sont les plus nombreux et dynamiques. On en retrouve aussi en Allemagne, en Espagne et un peu partout ailleurs. En Amérique du Nord, la ville de Montréal est connue comme un espace où s’activent bien des anarchistes. Les anarchistes sont sur la ligne de front des actions de contestation les plus énergiques (sous la forme du Black Bloc, par exemple), mais aussi évidemment dans des activités d’éducation populaire, des réseaux d’entraide (pour les sans papiers, entre autres) et des gestes de solidarité (distribution de nourriture gratuite, vêtements, etc.). Au-delà du drapeau noir et du A-cerclé, bien des espaces militants qui fonctionnent selon des principes organisationnels anarchistes sans s’identifier à l’anarchisme : je pense à des groupes de féministes radicales, des collectifs écologistes, certaines ZAD, etc.
Est-ce que les alternatives locales et citoyennes (AMAP, jardins et toits partagés…) peuvent être qualifiées d’anarchistes ? Ces initiatives ont-elles un impact sur nos vies, notre économie, sur le « système » en général.
En fait, elles me font penser à Colin Ward, un anarchiste britannique mort il y a quelques années. Il rappelait que l’anarchie existe déjà ici et maintenant, dans des initiatives populaires autonomes dans le domaine du logement, de l’éducation, des jardins communautaires, etc. Il suggérait que les anarchistes participent à ses expériences anarchistes, même si elles ne sont pas parfaites d’un point de vue de la théorie anarchiste. À Montréal, des anarchistes de la Pointe libertaire, entre autres, vivent leur engagement au niveau local, tout comme des anarchistes dans des squats à Barcelone ou en Allemagne.
Il s’agit de s’engager et d’encourager des projets où les individus développent individuellement et collectivement leur autonomie et leur solidarité, dans des structures le plus égalitaires possible.
L’important n’est pas de convaincre les gens de se dire «anarchiste», mais de vivre l’anarchisme dans des expériences concrètes, avec des individus et des groupes qui agissent directement dans la vie quotidienne. C’est d’ailleurs un bon antidote pour celles et ceux qui prétendent que l’anarchisme est incompatible avec la nature humaine : or l’anarchie existe déjà ici et maintenant.